Tout est Grâce

Publié le par Le Surfer Solitaire

Tout est Grâce

 

 

 

 

 

    Marcher sans but à travers les rues d’une ville, une ville dans laquelle la plupart des gens savent quant à eux où ils vont, savent et connaissent l’endroit où leurs pas les mènent, sans surprise et sans écart par rapport au but qu’ils se sont préalablement fixé, eh bien, je le dis : marcher sans but dans un tel contexte est générateur de distanciation et de différenciation vis-à-vis de ses semblables ! Je le dis ! je l’affirme !

    Et voici donc où j’en suis : j’en suis arrivé à marcher sans but. La jambe droite lancée devant moi, puis la gauche. Mon esprit gère ça parfaitement. Depuis de nombreuses années. Seulement... depuis quelques temps il utilise cette fonction — la marche donc — pour des buts obscurs qui n’ont toujours pas atteints (en supposant qu’ils existent) ma conscience.

    Je marche et voilà. Je marche sans but.

    Comme un surfer glissant sur une vague, j’exerce cette activité qu’est la marche juste pour l’ivresse, cette ivresse provoquée par le rythme sans cesse répété des pieds sur le sol. Au bout d’un temps, mon esprit s’évade. Je suis noyé à la fois mentalement par cette rythmique, mais aussi, de manière physiquement, par ce flot de personnes que je croise et qui ont, chacune d’entre-elles, un univers particulier dans le cerveau, ce cerveau qu’elles transportent où qu’elles aillent, ce cerveau qui les suis et qui est comme un attaché-case sobre, discret, peu encombrant, une singularité hautement riche, hautement mystérieuse, et dont personne, sauf le principal intéressé bien sûr, ne connait les secrets qui y résident. (Effrayant quand on y pense, n’est-ce point ?)

    Parfois j’ai le sentiment d’être le personnage principal de la nouvelle « L’homme des foules » d’Edgar Allen Poe. Que lui arrive t-il, au fait, à la fin ? J'avoues ne plus m'en souvenir. Peut-être rien de spectaculaire. Sans doute se contente juste de marcher jusqu'à la fin. La marche est peut-être devenu sa raison d’être à ce moment précis de sa vie. Je ne sais pas. Impossible de m'en rappeler. Bref, moi aussi, je marche. Voilà où j'en suis réduit. Je marche ; je ne fais que ça.

    Mais quoi faire d’autre dans une grande ville ? Certes, je pourrais m’arrêter à une terrasse de café. Et commander un café, justement. Me poser, me reposer, souffler sur cette chaise en osier très confortable malgré les apparences. Je pourrais regarder passer les gens, tranquillement. Je pourrais les observer dans cette ronde, cette danse qui est devenue leur quotidien, notre quotidien à tous. Je pourrais même, l’espace de quelques secondes, me sentir supérieur à eux, comme ça, sans rien dire, sans rien montrer, mais juste en le pensant. Oui, je pourrais le leur faire comprendre avec ma façon de les regarder ; leur faire comprendre que je ne joue pas au même jeu qu’eux, que je suis « autre » puisque je suis assis-là en train de les regarder d’un air amusé. Mais tout ça serait une illusion. D’ailleurs... c’est une illusion. Je ne me suis pas assis à une terrasse de café et j’ai encore moins commandé un café. Moi je marche, et ceci est ma devise en ce jour étrange.  

    J’ai lu dans un livre que tout était grâce.

    « Tout est grâce » y avait-il écrit exactement. J’espère que ceci est vrai. J’espère que cette affirmation n’est pas une simple formule écrite juste pour faire jolie. En fait... non. Si. Non. Je me lance. En fait je me fous de savoir, au fond, si cette affirmation est réelle. Je m’en fous car ce qui me réconforte c’est de savoir que celui qui la pensé, cette pensée, la ressenti comme étant la chose la plus réelle au monde. Ce qui m’importe c’est la sincérité du penseur. Voilà, tout compte fait ce qui est vraiment important pour moi. Et peu m’importe qui il est, ce penseur. Peu m’importe s’il est vivant ou mort. Ce que je sais, c’est qu’à un moment donné de sa vie, cet homme, ou cette femme, à vue le monde d’une manière bien particulière, d’une manière unique... Il ou elle l’a vu peut-être tel qu’il est, notre cher monde, c’est-à-dire dans sa réalité la plus pure si cela est possible... je ne sais pas. Et je ne saurais sans doute jamais. Et puis, je ne veux pas vraiment le savoir, au fond.

    Voilà ce que je pense :

    Seule l’extase peu nous faire atteindre la vérité. Elle seule peut mener notre esprit sur des cimes insoupçonnés, et depuis lesquelles tout devient... tout. Tout devient amour. Tout devient relatif. Tout devient sexuel. Tout devient économique. Tout devient un. Un et en même temps tout. Voilà l’astuce... Hé ! Hé ! Voilà la révélation suprême : tout est unifiés en une seule qualité, mais aussi, dans le même temps, en plusieurs. Ajouter à ça que l’ensemble est relatif et régit par les lois obscures et terre à terre de l’économie, tandis que l’amour vient saupoudrer le tout pour nous montrer que chaque action, aussi relative ou économique soit telle, est mû par lui, par la Vénus ou le Cupidon ultime. Mais... cela ne s’arrête pas là. La grâce à son mot à dire, elle aussi. Elle est là et elle contemple tout ce beau monde... Elle le contemple pour lui dire une chose incroyable, une chose à laquelle un esprit saint ne peut sainement adhérer. Et pourtant elle le dit. Et pourtant, avec simplicité, elle déclare que tout est grâce. Et, enfin, est-il nécessaire d’ajouter que l’ensemble de ces opérations se déroule dans le un ? Dans l’œuf seul et unique ? L’œuf flottant au milieu du néant, mais n’y flottant pas vraiment, parce que dans lui est contenu, également, le néant ?...     

    Je marche sans but dans ces rues bruyantes. Il y a trois ou quatre filles qui marchent une à côté de l’autre. Elles sont très maquillées ; leurs vêtements sont à la mode, ils sont plein de couleur. Elles ont de l’énergie. Ca se voit dans leur façon de marcher, de rire, de parler. Elles dépensent cette pulsion de vie sans compter.

    Moi je passe à côté d’elles, tel un fantôme. Mais cela m’est bien égal. Tout est relatif, après tout, me dis-je pour me réconforter. Puis je rentre dans un magasin. Je ne sais même pas ce qu’on y vend. La vendeuse, la trentaine, blonde, deux petites épingles rouge dans les cheveux, un rouge à lèvre discret, me regarde en souriant et me dit bonjour. Je lui réponds poliment, en lui rendant son sourire. Puis je m’aventure un peu au hasard dans les rayons.

    Un magasin de vêtement de luxe. Un magasin intimiste. Voilà dans quoi j’ai pénétré. Je me rends compte que je suis le seul client. Je me mets à regarder une veste en daim. Je la touche pour en apprécier la texture. J’en apprécie aussi le prix lorsque mon regard se pose sur l’étiquette blanche. Tout ça tranquillement.

    Je ne suis pas à ma place ici.

    Je me rends compte que la vendeuse m’observe. Je fais semblant de ne pas avoir remarqué. Et je continue mon manège. Pourquoi je fais ça ? je ne sais pas. Peut-être parce que si je partais tout de suite, eh bien quelque chose, entre elle et moi, se briserait. Certes, je ne la connais pas, et elle non plus ne me connait pas. Cela fait à peine plus de deux minutes que nous avons pris connaissance ensemble de nos existences mutuelles sur cette terre. J’aurais très bien pu mourir hier, elle ne l’aurait jamais su, et jamais elle n’aurait porté le deuil. Mais, si par exemple, je mourrais maintenant, c’est-à-dire à cet instant précis tandis que je me trouve dans son magasin, eh bien, outre le fait que cela l’ennuierait sans doute beaucoup d’appeler et de voir débarquer les urgences, il est fort possible qu’elle éprouve de la peine pour moi. Oui, vous avez bien entendu. De la peine pour moi, pauvre créature. De la peine pour ma pauvre vie qui se termine sous mes yeux ; cette vie que cette vendeuse va malgré elle, poussé par son inconscient, se représenter sur son écran panoramique intérieur...

    Peut-être aurais-je même droit à une larme, en guise d’adieu ; une goutte amère et chargée de tristesse qu’elle me léguera comme dernier souvenir d’elle. Puis, à la fin de la journée elle ira rejoindre son Jules ; elle lui racontera cette histoire. Au début elle ne voudra pas en rire. Les blagues de Jule au sujet de cette histoire ne la feront pas rire. Enfin, pas au début. Car, quelques minutes plus tard, Jule ne pourra plus arrêter le fou rire que sa compagne se tapera.

    La vendeuse s’approche de moi. Je sors de ma rêverie. Je ne suis pas mort. Ce n’est pas la fin de la journée. Elle n’a pas rejoint Jules. D’ailleurs, est-ce qu’il existe, ce fameux Jules ?

    — Je peux peut-être vous renseigner, monsieur ? me demande t-elle d’une voix à faire fondre toute la glace contenue sur les deux pôles.

    Je voudrais bien lui répondre autre chose qu’une phrase évasive lui signifiant subtilement que je n’achèterais jamais rien ici, que j’ai fais fausse route, que je ne suis pas à ma place. Les erreurs ça arrive, non ? « Merci, mais je ne fais que regarder », m’entendais-je déjà lui dire d’une voix atone, une voix sans inflexion, une voix vaincue d’avance.

    Mais je me ressaisi. Je suis un homme, après tout.

    Droit et fier, je porte mon regard sur ses yeux clairs, bleus et pétillants. Je parvins je ne sais comment à soutenir pendant quelques instant cette incandescence perpétuelle. Et là, soudain, dans un état de quasi transe, oubliant tout, je sourit et répondis :

    — Tout est grâce.

    Le temps se suspend. Le temps, dans l’arrêt de son écoulement, s’impose entre nous deux. Le temps attend. Une seconde s’écoule. Mais le temps étire cette seconde entre la vendeuse et moi. Cette seconde il la fait durer une heure, une journée. Cette seconde il lui donne une intensité quasi miraculeuse.

    — Pardon ? fit enfin la vendeuse. Je n’ai pas...

    Je l’interromps.

    — Je l’ai vu au fond de vos yeux, lui dis-je calmement. Je l’ai vu durant une demi-seconde. Mais cela m’a suffit pour savoir que c’était réel.

    — Je... je ne comprends pas ce que vous dites, me répondit-elle, et l’expression de son visage se modifia. Il devint moins avenant. Il se transforma en un visage de jugement. Comme si elle avait soudainement, en un tour de magie incroyablement rapide, mis un masque. Un masque dur, cruel. Ce n’était plus la même personne. Lui ai-je dis quelque chose de désagréable ? m’interrogeais-je

    Je sorti du magasin. Mais avant cela j’avais souhaité une bonne journée à cette vendeuse que je ne reverrais sans doute jamais plus. Elle ne m’a pas répondu, m’a t-il semblé.

    Donc, tout est grâce. J’ai ma confirmation. Car moi aussi j’ai vu, j’ai ressenti, j’ai constaté. Puis c’est partie. C’est devenu laid. Mais ça a existé.

    Donc, tout est grâce. Et ensuite ?... Là s'arrête le film ? Je ne peux y croire. Mais comment puis-je vivre avec ça ? Comment cette affirmation peut-elle m’aider dans ma vie de tous les jours ?

    « Tout est grâce », me répond une voix dans ma tête. « Il suffit de creuser. »




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